Le cinéma de divertissement peut-t-il moraliser les pratiques des grandes entreprises ? Si une telle proposition semblait relever jusqu’ici du vœu pieux, la chute brutale de l’action Dupont (-7%) lors de la première américaine de Dark Waters (Todd Haynes, 2019) laisse désormais une petite place à l’espoir.
Faire réagir les investisseurs plutôt que les consommateurs
En s’attaquant aux pratiques mortifères du géant américain de la chimie Dupont de Nemours, Dark Waters braque les projecteurs sur un scandale relativement récent mais pour beaucoup oublié : celui du téflon au début des années 2000. Le film s’appuie sur les codes du film d’enquête pour déconstruire avec efficacité et minutie les mécanismes qui ont permis à Dupont d’empoisonner la quasi totalité de l’humanité – un carton final précise que 99% des humains seraient infectés – pendant plus de 50 ans : manipulation des individus, des populations et des institutions afin de produire une vérité alternative … éloignée de celle qu’il savait pourtant pour vraie (un produit dangereux). C’est précisément parce Dark Waters est à la fois un polar et une histoire vraie, celle de la lutte de l’avocat Robert Bilott, que le film opère une rupture avec (ou une synthèse du) le cinéma environnemental précédent.
Car en s’appuyant sur une histoire vraie, Dark Waters inscrit son récit dans le « réel », dans le monde du spectateur et de ce fait ne lui laisse pas d’autre choix que de croire ce qu’il voit – puisque tout « s’est passé exactement comme cela ». Si un film comme Promised Land (Gus Van Sant, 2012), qui montre comment les petites communes rurales américaines se sont laissées tentées par l’aventure du gaz de schiste avait une ambition naturaliste beaucoup plus prononcée, l’introduction d’éléments dramatiques propres à la fiction lui faisaient perdre de sa puissance. La confrontation entre le démarcheur pétrolier et l’activiste (Matt Damon et John Krasinski) ou l’amourette avec l’institutrice du village (Rosemarie DeWitt) viennent renforcer la dimension fictionnelle du film au détriment du « réel » connu (ou découvert) par le spectateur.
Là où la fiction apparaissait comme un facteur limitant chez Van Sant, elle permet au contraire une plus grande intelligibilité du réel chez Haynes. Car si les faits racontés sont vrais, leur mise en récit s’appuie sur les codes d’un genre fictionnel : le polar et le film d’enquête. Grâce à ce choix, le public est embarqué dans un histoire qu’il sait mais qu’il consomme comme une fiction … et qu’il peut donc s’approprier. Au naturalisme ou au documentaire (et l’on pense ici à Une vérité qui dérange (Al Gore, 2006)), le cinéaste a fait le choix de la tension et du suspense. Les personnages ne sont que des vecteurs pour atteindre LA vérité, celle du danger et de l’impunité de Dupont ; une vérité que chacun emportera avec soi après la séance. Dupont se retrouve en grand méchant de cette nouvelle Affaire Pélican (Alan Paluka, 1993).
C’est grâce à ce dispositif qui consiste à mettre en récit une ignominie réelle à travers les codes d’un genre fictionnel très grand public et à ses qualités cinématographiques, notamment visibles dans sa scène d’ouverture, que le film a pu influencer les marchés. C’est par cette attaque frontale qu’il est parvenu à dépasser le stade de la condamnation (et donc la mobilisation du citoyen-consommateur) pour atteindre celui de l’action (la démobilisation des investisseurs et des actionnaires) ; et donc la valeur de l’entreprise qui rappelons-le a perdu près de 10% de sa valeur en une soirée.
C’est ainsi qu’à l’heure où l’image d’une entreprise vaut parfois plus que sa valeur économique réelle, la puissance du cinéma à créer des images durables est devenue une véritable menace. Et le silence de la direction de Dupont face au film (avec pour seule réponse la publication d’un démenti déconstruisant le film) montre que la communication et les relations publiques ne peuvent rien face à la force du cinéma de divertissement lorsque l’attaque est bien placée. Une fois l’image créée, elle domine et reste (et parfois pour longtemps, comme celle des Temps Modernes de Chaplin sur l’industrie).
victoire à la Pyrrhus ou réel motif d’espoir ?
Mais si le cinéma a le pouvoir de créer des images, encore faut-il qu’il se mette à le faire. Malgré un succès critique certain (90% sur Rotten Tomatoes) et des recettes décentes (20M$), le film peine à rentrer dans ses frais (14M$ de budget) et n’aurait très certainement pas vu le jour sans l’activisme de son producteur et principal interprète : Mark Ruffalo.
Une première compliquée mais qui donne quelques motifs d’espoir. Tout d’abord le film a pu voir le jour, être diffusé et visionné sans aucune entrave. La fiction hollywoodienne, en s’appuyant sur des faits réels, une enquête journalistique et des décisions de justice peut s’attaquer à un géant industriel sans risque de poursuites. Un précédent qui poussera peut-être les producteurs et les réalisateurs les plus engagés à retenter l’expérience et à ancrer durablement les sujets environnementaux dans le cinéma de divertissement ; et non plus à le laisser entièrement aux mains du cinéma indépendant ou des documentaristes.
Ensuite le film raconte une histoire universelle. Celle du récit des origines, depuis maintes fois rejouée, du combat de David contre Goliath. Dans cette version, l’avocat est l’instrument, la fronde symbolique avec laquelle une communauté villageoises met à mort un géant industriel, qui par sa nature même est une incarnation de l’impérialisme capitalistique et guerrier (Dupont étant un groupe très lié à l’armée des EUA). Ce récit, qu’Hollywood se plaît à mettre en scène, apparaît comme la matrice même des combats environnementaux : un héros moral ou individuel émerge pour protéger l’intérêt général face à une entité destructrice et impérialiste.
Enfin, Hollywood pourrait être tenté de capitaliser sur la thématique environnemental pour toucher un public toujours plus large. A l’heure où les combats pour l’environnement mobilisent de plus en plus et où les grandes victoires restent rares, l’industrie cinématographique peut devenir le grand pourvoyeur d’images positives et de combats héroïques à ces millions de personnes. Des victoires réelles transformées en victoires symboliques par le cinéma afin de leur conférer un pouvoir cathartique. Ce que le réel ne donne qu’au compte-goutte, le cinéma pourrait en quelque sorte le remodeler, l’amplifier, le rendre universel et l’offrir à tous.
Conclusion
En s’appuyant sur les codes du cinéma de divertissement (une opposition, l’enquête …) et du cinéma d’auteur (celui de Todd Haynes), Dark Waters a su créer une image suffisamment puissante pour ébranler durablement celle du géant Dupont. La répétition de ce genre film, que l’on peut espérer par la structure même d’Hollywood (véritable machine à fournir des victoires symboliques en attendant le grand soir) et du récit environnemental, pourrait, à terme, forcer les entreprises à adapter (voire même moraliser) leurs pratiques industrielles.