Retour sur le financement participatif culturel en deux épisodes, avec la collaboration de Mathieu Davoust, que nous remercions chaleureusement pour sa contribution.
Financement participatif et secteur culturel font bon ménage. C’est ainsi que l’on pourrait qualifier, en quelques mots, la relation entre ce nouvel outil de financement par la multitude (ou en tout cas, une partie de celle-ci) et le monde des arts. Une relation nouvelle, naissante, qui fait bouger les lignes et amènent, en même temps que de l’argent frais, de nouvelles perspectives pour les acteurs culturels. Sans pour autant atteindre des volumes qui permettent réellement de penser cet outil comme ayant un avenir d’unique source de financement ; et par extension, peut-être, tempérer les attentes que certains peuvent y placer.
Le financement participatif, c’est culture-compatible
Si l’épicentre du renouveau du financement participatif se situe aux États-Unis (et que les plateformes américaines, en premier lieu KickStarter, dominent le marché mondial), l’Europe et en particulier la France ne sont aujourd’hui plus en reste. D’un côté on ne compte pas moins de 6 plateformes françaises spécialisées dans la culture (en plus des deux généralistes Ulule et KissKissBankBank). De l’autre, à l’image de ce qui se passe aux États-Unis (mais dans des proportions moindres), le financement participatif vient financer des projets toujours plus importants et médiatiques à l’image du film Demain (2015).
Aux États-Unis, il semblerait pourtant que l’accent soit mis sur la performance des outils, leur capacité à toucher un maximum de contributeurs potentiels et donc sur un nombre de projets beaucoup plus large. Avec pour corollaire un taux de réussites de projets beaucoup plus faible. A l’inverse, les plateformes européennes insistent tout autant sur l’accompagnement des porteurs de projets que sur leur visibilité ; bien que l’on puisse parfois douter de la capacité de certaines d’entre elles à accompagner réellement les porteurs de projets compte tenu du volume toujours croissant de projets hébergés. Enfin, que l’on soit en UE ou aux EU, la plupart des plateformes se financent grâce à un pourcentage prélevé sur les dons (entre 5 et 10%).
Le culturel, ce secteur de niche
En matière de « culturel », ce sont sans surprise les plateformes généralistes qui dominent le marché et génèrent le plus d’activité. Leur visibilité et leur capacité à attirer les plus gros projets expliquent assez facilement cette tendance qui laisse malgré tout un espace intéressant aux plateformes spécialisées.
Spécialistes donc, ces plateformes n’hébergent que des projets culturels et se caractérisent bien souvent par :
- un nombre de projets moins important,
- une visibilité moindre,
- mais un accompagnement plus poussé des acteurs.
Le principe de ces plateformes est de cumuler une double expertise : du financement participatif d’une part, et du secteur culturel d’autre part. Autrement dit, de travailler la cohérence interne et externe des projets portés, de favoriser le bouche-à-oreille (pertinent dans un secteur de niche) en vue de compenser la faible visibilité médiatique et de promouvoir « sa communauté » de « culture angels ». En France, les mécanismes inhérents au mécénat ont ouvert un véritable boulevard à ces structures, qui l’intègrent pleinement à leur stratégie de développement.
Parmi ces acteurs spécialisés, on compte (ou on a compté) :
- Proarti. La plateforme accompagne des projets de création artistique (tous champs confondus) et de démocratisation culturelle . Seule structure à couvrir « toute la culture, mais rien que la culture », elle s’est détachée des autres par une intégration poussée du mécénat, un accompagnement renforcé des porteurs de projets, un statut juridique à part (fonds de dotation à but non-lucratif), et la construction de partenariat hybride avec des opérateurs culturels (Sacem) et des collectivités territoriales (Rennes Métropole, Ville de Bordeaux) pour renforcer la complémentarité du financement participatif et des autres financements.
- Commeon (ex-Culture Time). A l’origine centrée sur l’accompagnement des projets éligibles au régime du mécénat culturel (notamment des projets liés au patrimoine ou à l’éducation), elle a fait peau neuve pour embrasser l’ensemble des champs éligibles au mécénat (humanitaire, sciences, patrimoine, culture, …). Elle a développé un projet de « portefeuille philanthropique » visant à fidéliser les donateurs en leur permettant d’effectuer des dons réguliers ou de définir un budget sur une période longue qu’ils affectent comme ils le souhaitent à différents projets. Elle se distingue par sa capacité à accueillir d’autres formes de collectes que les campagnes classiques de court-terme : projets annuels, soutien à des causes.
- MyMajorCompany. Fermée depuis 2016, elle a été pionnière dans la popularisation du financement participatif en France, notamment grâce au succès du chanteur Grégoire dont l’album a été financé par ce biais. Adossée au label du même nom (qui existe toujours), elle était exclusivement centrée sur le champ musical,
- Microcultures. Plateforme spécialisée dans la musique, elle est également adossée à un label.
- TousCoprod. Fermée depuis juin 2017. Spécialisée dans l’audiovisuel, elle est entrée en concurrence frontale avec KissKissBankBank, de plus en plus présente sur ce créneau.
- Dartagnans. Dernière-née, elle est spécialisée dans le patrimoine culturel et a intégré comme Commeon et Proarti le régime du mécénat dans son fonctionnement.
Des institutions publiques et culturelles volontaires sur le sujet
Loin d’être les seules à s’être emparées de la question du financement participatif, ces plateformes (spécialisées ou non) font partie d’un écosystème plus large qui intègre une multitude d’acteurs institutionnels, aussi bien publics (institutions culturelles, collectivités, …) que privés (entreprises, fondations, …). Et si certains comme le Louvre ont fait le choix de gérer leurs campagne de crowdfunding en interne, d’autres vont faire appel à des acteurs du financement participatif pour venir les suppléer.
- Collaborer plus que concurrencer
Dans les faits, on assiste le plus souvent à un phénomène de collaboration entre tous ces acteurs, publics et privés, autour du financement participatif. C’est ainsi que différents types partenariats peuvent se nouer :
- Pour la création d’une plateforme autonome, directement gérée par l’institution. C’est notamment le cas de nombreuses collectivités qui entendent mettre en valeur des projets locaux ; le culturel reste ici à la marge. On peut par exemple penser à la plateforme du département de la Manche, Ozé.
- En lançant une collecte sur une des plateformes, afin de financer ses propres projets à l’image de la Philharmonie de Paris.
- En développant un partenariat commercial plus ou moins développé, à l’image de certaines entreprises qui « parrainent » des projets (« coup de cœur », …) en versant des sommes à intervalles réguliers. C’est ainsi que la Banque Postale soutenait deux projets par mois sur KKBB avant que la plateforme ne soit rachetée par … cette même Banque Postale !
- En s’associant à une plateforme dans le cadre d’une opération visant à accompagner ou à financer des projets sur la base d’une sélection ou d’un appel à projets (comme la métropole de Rennes et sa “dynamo culturelle” par exemple).
Pour les acteurs culturels ou institutionnels qui nouent ce type de partenariat, on peut noter plusieurs avantages :
- Permettre de financer de nouveaux types de projets ou de nouveaux acteurs qu’ils n’arrivaient pas à identifier ou à accompagner par d’autres moyens.
- Permettre d’accroître la visibilité de leurs actions de soutien à des projets culturels, tout en se montrant “moderne” en saisissant de ce nouvel outil numérique. Le financement participatif y joue alors tout autant un rôle de réseau ou de média social que de réseau de financement.
- Participer à la diversification du modèle des projets culturels en combinant financement participatif et autres sources formes de financement ; avec à terme la possibilité de financer plus de projets (ou du moins autant) malgré la baisse (continue et très probable) des dotations.
C’est ainsi que l’arrivée de plateformes spécialisées et l’appétit des institutions culturelles (ou des grands mécènes) pour ce nouvel outil ont élargi le champ des possibles pour les porteurs de projets ; et donc, par conséquent, ouvert de nouvelles perspectives, d’opportunités et bien entendu, son lot de nouveaux risques.
Opportunité ou risque pour les porteurs de projet ?
Qui dit nouvelles opportunités de financement, dit également nouvelles contraintes et nouveaux risques pour les porteurs de projet ; et au-delà, pour le reste des acteurs du secteur.
C’est ainsi que l’on a identifié trois grands risques, tant pour les porteurs de projet, que pour l’économie plus générale du secteur culturel.
- Pour les porteurs : Tout ou rien comme seule devise ?
Mener une campagne de financement participatif doit être pensé comme un investissement par les porteurs de projet. S’ils n’auront pas à y consacrer d’argent, ils devront en effet y mettre beaucoup de temps et d’énergie. Autrement dit, s’investir plutôt qu’investir. Avec le risque, notamment sur les plus grosses plateformes, de tout perdre en cas de non complétion de l’objectif initial de collecte selon la logique du « tout ou rien ».
Plus protectrice du donateur, cette logique a le désavantage de laisser les porteurs de projet sur la paille en cas d’échec de la collecte, même à quelques euros près. C’est pourquoi la plupart des plateformes spécialisées, dont la marque de fabrique est l’accompagnement des projets, ont opté pour une autre logique. Soit tout don recueilli est considéré comme acquis au porteur de projet (et ce dès le premier euro), soit des paliers intermédiaires sont définis et, une fois atteints, débloquent les dons déjà engrangés, même si l’objectif principal de collecte n’est pas atteint.
Pour autant, il ne faut pas oublier que le succès ou l’échec d’une collecte dépend avant tout des porteurs de projet. Et ce, quel que soit la logique de la plateforme. C’est ainsi qu’une bonne maîtrise de 4 éléments clés : la temporalité (le bon moment), la cohérence (moyens/besoins), la clarté (définition précise) et la cohésion (responsabilité collective de la collecte au sein de l’équipe du projet) augmente considérablement les chances de succès d’une collecte.
- Le financement participatif, un risque d’engorgement ?
Le financement participatif est à la mode. De plus en plus visible, mieux cadré, davantage reconnu, il s’institutionnalise et a désormais pignon sur rue. Mieux et surtout plus utilisé par les porteurs de projets, aussi bien primo-arrivants que néo-conquis, ce canal de financement voit pourtant sa courbe de croissance ralentir. S’il s’agit d’un phénomène somme toute normal (institutionnalisation plus qu’essoufflement), il rappelle une réalité très concrète et les limites physiques du financement participatif : le nombre de donateurs potentiels. Ne croissant pas au même rythme que les projets, ces derniers sont de plus en plus sollicités et différentes questions se posent alors. Vont-ils donner plus ? Vont-ils mieux choisir leurs projets ? Vont-ils continuer à soutenir un même acteur après plusieurs collectes ? Autant d’interrogations qui agitent aujourd’hui le secteur (culturel) et pour lesquelles on attend encore les réponses.
Une chose parait pourtant certaine. La fiabilité des projets et un suivi rigoureux seront d’autant plus déterminants dans ce contexte de concurrence accrue entre les porteurs de projets.
- Financement participatif & subventions, le grand remplacement ?
Comme on l’a vu, c’est presque naturellement que les acteurs publics se sont emparés du financement participatif. Soit pour et par eux-mêmes, se financer et exister dans un nouvel espace, soit par le biais d’une plateforme préexistante, afin d’élargir leur champ d’intervention et former les acteurs à de nouveaux dispositifs.
Avec la multiplication de ces imitatives public/privé autour du financement participatif, de nombreux observateurs s’interrogent et s’inquiètent : les collectivités territoriales et les autres subventionneurs publics profiteraient-ils de cet engouement général pour justifier une baisse massive de leur soutien à la culture ?
La subvention comme mode de financement n°1, le crowdfunding en complément
Rien n’est moins sûr à l’heure actuelle au vue des dispositifs existant et du fait que le financement participatif reste avant tout un complément de financement (dont la part dans les budgets des projets culturels reste très minoritaire). Les collectes à six chiffres abondamment relayées et chroniqués dans les médias (financement des acquisitions de la BNF, Demain, …) cachent en réalité la nature de l’immense majorité des autres : la moyenne des collectes en France pour les projets culturels s’établit à moins de 4.500 € par projet.
Et loin de l’image du financement contre-culturel, quasi anti-institutionnel que certain voudraient lui prêter, le financement participatif cohabite bien souvent avec les subventions dans les budgets : hormis pour les projets très émergents, rares sont les projets à pouvoir se financer uniquement par le biais du financement participatif. Si un projet sans soutien public aura souvent davantage la nécessité de réussir sa collecte, la règle inverse n’existe pas toujours : un projet très largement subventionné peut également espérer lever une somme importante par le biais du crowdfunding.
Deux logiques complémentaires qui peuvent s’alimenter
Malgré la réticence que le financement participatif suscite chez certains acteurs du secteur culturel soucieux de préserver l’intégrité du modèle du financement français, l’inversion du rapport entre financement participatif et subventions publiques n’est donc pas pour demain, ni même pour après-demain. Plus que de les opposer, il paraît plus fécond d’étudier la complémentarité de ces deux types de financement par nature incomparables. Y retrouve-t-on des règles communes ? Quelles possibilités et quels risques pour un éventuel rapprochement ?
Il s’agit tout d’abord de deux exercices très différents, nécessitant de développer et d’entretenir des compétences éclatées : la capacité à communiquer, à mobiliser et à parler à l’affect d’un côté ; la capacité à penser la gestion et l’administration de son projet manière solide et régulière, la capacité à obtenir la reconnaissance de ses pairs de l’autre. Deux points de rapprochement néanmoins : la capacité à penser son action envers le public et l’importance du suivi.
La diversification des sources de financement, un enfer pavé de bonnes intentions ?
Comment dès lors imaginer un rapprochement ou une indexation quand les critères d’appréciation sont si éloignés ? Aux vues des évolutions actuelles, pourrait-on imaginer que le financement participatif vienne favoriser ou déterminer l’obtention de subventions apportant la caution d’un soutien populaire au cœur même de la décision des pouvoirs publics ? Le risque de laisser les projets les plus populaires/les plus à même de lever des fonds récupérer une plus grande partie des subventions aux dépends de projets plus fragiles ou doté d’un réseau (notamment financier) moindre ne serait-il pas démesuré ?
Enfin se pose la question de la pertinence du financement public des plateformes de financement participatif. En effet, le coût des partenariats (ou le cas échéant, le développement en interne) est le plus souvent supportés par la collectivité ou l’institution. Alors que dans le même temps, les sommes allouées aux projets tendent à baisser. Ce qui, de fait, renvoie à l’idée d’une hybridation à court/moyen terme des dispositifs.
Si l’émergence du financement participatif soulève de telles questions, c’est qu’elle s’intègre dans l’imposition générale mais progressive du principe de la diversification des financements pour les projets culturels, dont l’aboutissement est encore flou mais qui pourrait à terme consacrer l’apparition d’un nouveau modèle.
Pour conclure
On peut effectivement dire que le financement participatif est un nouvel outil utile aux acteurs du secteur culturel. On peut également dire qu’ils ont su, pour une partie au moins, se l’approprier. On peut encore dire qu’il permet de toucher de nouveaux bailleurs potentiels (individus, « culture angels », …) et donc d’augmenter, en théorie, la surface financière disponible pour les porteurs de projets (par petite touche – 4.500 euros collectés en moyenne). Et enfin qu’il permet de financer d’autres types de projets, moins « subvention compatible ».
Mais à y regarder de plus près, on se pose malgré tout la question des lendemains et d’un glissement vers moins de subvention, plus d’autofinancement … Peut-être. La question reste entière aujourd’hui et il faut pour l’instant se réjouir de ce nouvel outil, même s’il ne s’agit pas d’une solution miracle et tant qu’il reste un outil de COMPLÉMENT (ou de démarrage) !