Les musiques électroniques ou la nécessité de s’imposer au grand jour


L’électro va bien et fête ses 30 ans. Sûrement en musique, mais surtout avec
un rapport présenté par la Sacem qui dessine les contours d’un genre en vogue, omniprésent mais finalement assez méconnu. En considérant l’ensemble des musiques électroniques (sans distinction de « style »), ce rapport entend en dresser un « panorama […] tant sur le plan économique que culturel ». Mais ce qu’il montre surtout, c’est que si ce genre musical s’est imposé comme un élément moteur des musiques actuelles, en phase avec notre époque « numérique », ses origines (la nuit, les clubs et les raves) la maintiennent dans une sorte d’ « adolescence prolongée » ; dans une forme d’ « infériorité » face aux autres formes musicales. Où les aspects « industrie de la nuit » continuent de phagocyter une identité « culturelle »  relativement mal perçue depuis l’extérieur.

Retour sur un genre artistiquement mature mais encore structurellement et professionnellement en construction.

DÉFINITION  & HISTORIQUE

Les musiques électroniques (ou « électro ») recouvrent un ensemble de sous-genres musicaux (dance, house, jungle, dubstep, …) qui mettent tous le traitement électronique de la musique à la fois au cœur et au bout leur processus créatif. L’électronique n’y est pas vu comme un simple procédé technique mais comme une finalité artistique ; l’essence même du processus créatif en quelque sorte. C’est ainsi que la musique électronique est composée grâce à des outils numériques, sur une base originale (créée par l’artiste) ou existantes.

Désormais considérées comme une forme musicale de premier plan (voire « dominante »), les musiques électroniques sont arrivées sur le devant de la scène française à la fin des années 1980 avec l’apparition des premières raves ; (à la suite d’un processus entamé par le Groupe de Recherche Musical (GRM) dans les années 1950). Dès les débuts des 1990s, un noyau s’est progressivement structuré à Paris autour d’évènements, de soirées, de lieux ainsi que de quelques vendeurs et médias spécialisés (radio FG, …).

Une première vie de l’électro français, marquée par un fort activisme de ses membres, qui a abouti au lancement de la TechnoParade en 1998. Elle fut suivie par une courte « traversée du désert » au début des années 2000, avant que n’apparaissent les premiers festivals (Lyon, Brest, …), dernière étape pour la structuration d’un marché pleinement mature, de mieux en mieux identifié – côté publics et côté professionnels. Les années 2010 ont vu une forme de consécration de l’électro, auprès des autres genres musicaux mais surtout dans l’ensemble des territoires où l’on compte désormais une 60aine de festivals.

les artistes électroniques, DJ et producteurs

L’écosystème électro actuel est porté par une génération « digital native« , caractérisée par sa maîtrise des technologies numériques. Grâce à ces outils, ils ont pu développer de nouvelles manières de produire (home studio) et de diffuser (réseaux sociaux, plateformes, …) leurs œuvres. Avec le soutien et en collaboration avec les générations pionnières, ils se sont constitués en collectifs, créant par là une « émulation créative sans précédent sur la scène actuelle » : synergies et mutualisations dans la production, la promotion et l’organisation d’évènements ont permis d’accélérer le processus de reconnaissance et de professionnalisation du secteur.

En ce sens, on observe un « très net progrès de la professionnalisation des acteurs » au cours des 10 dernières années et les artistes n’hésitent plus à créer leur propre label autonome. Grâce à ces structures, ils conservent la direction artistique, stratégique et commerciale de leurs création et de leurs prestations ; tout en limitant le nombre d’intermédiaires.

Et parce que l’on parle d’artistes, de créateurs, il est important de différencier dès maintenant deux « rôles » chez les DJ : les « animateurs » et les « artistes ». D’un côté on retrouve les « animateurs », qui vont sélectionner et enchaîner les morceaux qu’ils diffusent ; sans participer à leur production. Il s’agit davantage de « divertisseurs salariés » que de créateurs. De l’autre on a les « artistes de musiques électroniques », qui vont créer de nouveaux morceaux, retoucher les créations existantes et proposer autre chose sur scène comme des remixes ou des interprétations. Ils sont à l’origine de la création électro.

Parmi ces artistes, nombreux sont ceux qui ont débuté comme DJ et comme producteur, avant d’abandonner une des deux activités. On comprend aisément que pour un jeune artiste, produire, créer et diffuser ses propres morceaux en ligne lui permettront d’accéder plus rapidement à une petite notoriété ; notoriété qu’il sera en mesure de faire valoir pour trouver des lives. Une fois cette étape passée, certains décident d’abandonner la production et ne font plus que du live (faisant parfois produire leurs morceaux par des « ghosts producers« ) là où d’autres se concentrent uniquement sur la production (et font donc jouer leurs titres).

Pour autant, la terminologie d' »artiste » semble pour les auteurs du rapport associée au live. C’est en tout cas ce qui ressort de leur « typologie » dans laquelle il distingue le bedroom producer (qui tire sa notoriété d’internet) et l' »artiste en développement » (qui tire sa notoriété du live)  ; avant d’être promu au rang de « DJ techno confirmé » un fois qu’il multiplie les dates (assisté d’un « booker », sorte d’agent organisateur).

Les 10 clés de l’électro d’aujourd’hui

L’électro actuel peut être vu comme une arborescence où deux styles se côtoient sans jamais réellement se rencontrer. D’un côté les modes diffusion traditionnelle (radio, télévision, clubs), de l’autre une prédominance du numérique, du live et un public très impliqué.

  • Dance music vs techno/house : le marché de l’électro est divisée entre ces deux segments. D’un côté la dance music, qui capte la totalité des revenus de diffusion (radio, télévision, boîtes de nuits). De l’autre, la techno/house, fondé presque exclusivement sur les lives, que ce soit en soirée ou en festival.
  • des coûts de production et de diffusion très faible : le numérique a favorisé l’accès à des logiciels ainsi qu’à du matériel professionnel, permettant de créer partout et à bas coût. Similairement, l’apparition des plateformes et des réseaux sociaux à réduit les coûts de diffusion. A l’inverse, les vinyles (entre 25 et 40 euros), tirés à peu d’exemplaires, sont devenus des produits d’appel pour les labels.
  • les plateformes de streaminng, ces nouveaux disquaires : les coûts de diffusion quasi nuls permis par le numérique ont favorisé le téléchargement au détriment du disque. Aujourd’hui, le téléchargement est dépassé (en termes de création de valeur) par le streaming (légal ou non). Cela a permis l’apparition de nouveaux modèles économiques (Deezer, Spotify, …) certs plus respectueux des créateurs mais porteurs de leurs propres logiques (comme le référencement dans les playlists populaires, …)
  • des carrières axées sur le live : avec l’apparition des plateformes et des réseaux sociaux, on a évolué d’une logique de vente (en ligne des titres) à une logique de promotion (via la diffusion en ligne) ; et les artistes fondent leur carrière essentiellement sur le live. Lives qui s’ils sont plus plus nombreux et mieux rémunérés, n’ont par ailleurs que peu évolué (un booker, des frais à la charge du DJ, …).
  • une offre live en forte hausse : une 60aine de festivals spécialisés ainsi que des festivals généralistes de plus en plus friands d’électro fait que l’offre de lives explosent. Le public, dont la base est de plus en plus large, est toujours en demande de nouveautés et certains lieux programment actuellement autant d’artistes sur l’année qu’au cours de toutes les années 2000.
  • un public jeune et expert : le public électro, bien souvent « digital native » lui-aussi, a une propension assez forte à l’érudition, se documente en ligne et fait appel à la communauté en apprendre davantage ( reconnaissance d’un titre grâce au track ID, …). Il est cependant très attaché aux lives, pour lesquels il peut dépenser entre 30 (soirée) et 100 (festivals) euros. Mais s’il accepte des prix élevé pour la musique, il dépense relativement peu en produits annexes (boissons, nourriture, …) une fois sur place.
  • la programmation & l’ambiance, moteur des lives : la programmation et surtout l’ambiance sont les deux éléments primordiaux des lives (plus que le prix). Au-delà de la sélection des artistes, le lieu retenu pour la soirée (insolite, de caractère, …), la scénographie, les activités (restauration, détente, …) et services annexes (transports, facilité de paiement, …) sont de plus en plus valorisés par les publics électro.
  • l’audiovisuel, ce débouché : les musiques à l’image et notamment la publicité apparaissent comme des débouchés intéressants pour les artistes électro (de quelques centaines à quelques milliers d’euros, en plus des droits de diffusion) ; particulièrement pour les campagnes web. Au-delà, c’est tout un travail de valorisation du catalogue (sample, collaboration, remixes, …) qui anime le travail d’édition.
  • un milieu encore confidentiel : la house/techno reste confinée à quelques magazines (Trax, …), radios (FG, …) ou sites (Resident Advisor, …) spécialisés. De la même manière, peu de marques s’associent pour l’instant ouvertement à l’électro. A l’inverse de la dance qui est largement diffusée dans les grands médias (NRJ, Fun Radio, …) et dont les principaux noms ont une reconnaissance (professionnelle et médiatique) dépassant largement les frontières de l’électro.
  • une reconnaissance professionnelle et institutionnelle : (presque) finie la mauvaise réputation liée aux raves. La professionnalisation et la montée en puissance artistique a favorisé une double reconnaissance institutionnelle et professionnelle. Encadrement qui permet aujourd’hui à l’électro d’être davantage soutenu (juridiquement et financièrement) et d’exister dans l’espace public ainsi que sur tout le territoire de manière plus ou moins homogène.
L’électro, les euros de la fête et du live

La nouvelle notoriété de l’électro au sein des musiques actuelles se traduit parfaitement en chiffre, puisqu’il représentait près de 17% du marché en 2015 ; pour un chiffre d’affaire total de près de 416 millions d’euros. Malgré ces nouvelles amitiés avec des genres aussi populaires que le rock, le hip-hop ou la variété, l’électro semble avant tout appartenir au live et à la nuit ; où ses résultats y sont encore meilleurs (35% des revenus totaux liés aux clubs/discothèques et 21% de ceux liés aux festivals de musique). Sans même aller jusqu’à comparer avec d’autres genres musicaux, les clubs (à 71%) et les festivals (à 11%) pèsent pour près de 82% des revenus des musiques électroniques en France. A l’inverse, les revenus liés au numérique, à la diffusion radio ou télé et à la vente sur support physique sont marginaux (entre 3% et 4%).

Mais cette situation cache des disparités flagrantes entre la dance et la house/techno, qui ne représente que 24% (98 M€) des revenus. Inexistante ou presque en matière de vente ou de revenus annexes (musique à l’image, …), la house/techno tire à 92% ses revenus du live ou du monde de la nuit. La part des festivals y est d’ailleurs réévaluée (34%, 34 M€) au profit des clubs (58%, 57 M€). Enfin, les consommateurs de house/techno privilégient deux choses : le numérique (71% des revenus des ventes) et le vinyle (75% des ventes de supports physiques). Dans l’ensemble des musiques électroniques cette proportion tombe à 55% (12% pour les vinyles) et à 38% (5% pour les vinyles) si l’on considèrent toutes les musiques actuelles.

Enfin, si de plus en plus de territoires se mettent à l’électro, ses liens très fort avec « l’industrie de la nuit » freinent toujours son éclosion en tant que « discipline culturelle » à part entière, pleinement reconnue (et soutenue) pour ses mérites artistiques. En effet, l’Ile-de-France et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur ainsi que l’Occitanie (pour les festivals) et les Pays-de-la-Loire (pour les clubs) réunissent près de 60% de l’offre ; dont un tiers rien que pour la région de la capitale. Quant aux structures des lives, elles sont à cheval entre deux mondes, celui de la musique et celui de la nuit :

  • les festivals sont souvent le fait d’entrepreneurs et portés par des structures commerciales (30% d’associations contre 70% pour l’ensemble des festivals), à 90% payants et dont le fonctionnement reposent sur des recettes propres (moins de 5% de subventions). En cela, près de 60% des festivals génèrent plus de 100.000 euros de recettes en billetterie (contre 10% si l’on considère l’ensemble des festivals de musique), le reste en générant au moins 10.000 euros.
  • les clubs sont bien souvent des établissements de grande taille (15% peuvent accueillir plus de 1.000 personnes, soit trois fois plus que la moyenne des autres établissements de nuit) et ont dans 30% des cas (soit deux plus que la moyenne des autres établissements de nuit) des revenus supérieurs au million d’euros. Parfois régis par les principes du spectacle vivant, ils requièrent une taille critique pour faire face à leurs charges de plateau (cachets des artistes, …). Et si leurs revenus sont supérieurs grâce à des droits d’entrée plus chers (que le public consent à payer), leurs charges (cachets, organisation, …) tendent aussi à grimper.
L’avenir de l’électro, affirmer le « culturel », confirmer le « commercial »

Au cours des 5 dernières années, l’électro, porté par un élan créatif sans précédent, a su évoluer et se faire accepter à la table des décideurs politiques et professionnels. Malgré tout, la question de l’après, de la pérennisation se pose toujours … Chaque niveau, du statut des artistes aux conditions des lives ou à la structuration professionnelle est à approfondir ou à réinventer afin d’assurer le développement à long terme des musiques électroniques.

Loin de n’être qu’une question de financement, la structuration des musiques électroniques passent une reconnaissance pleine et entière de sa valeur et de sa portée artistique. Autrement dit, il s’agit de changer le regard porté sur l’électro afin d’englober aussi bien sa dimension « culturelle » (au sens noble du terme) que « commerciale » ; deux faces d’une même pièce absolument nécessaire en vue de soutenir de manière pérenne l’effervescence artistique actuelle.

  • les artistes : ils espèrent obtenir le statut de créateur (ou de remixeurs lors de la réutilisation d’œuvres) pour leurs performances (remixes, mash-up, …) en live. Ce qui les distinguera définitivement des « DJ divertisseurs » (dont la pratique se limite à l’enchaînement de morceaux). Au-delà, c’est également le statut de compositeur qui leur fait défaut pour être des artistes « pleins et entiers ».
  • la gestion des droits. La gestion collective (gérée par une société de perception et de répartition des droits (Sprd) comme la Sacem), qui vise à optimiser les revenus des créateurs, semble toujours mal armée pour répondre aux spécificités des musiques électroniques (l’improvisation en live, la confidentialité des programmes, faible diffusion, …). Simplicité et confidentialité du dépôt, tracking plus efficace (big data, …) permettrait de combler ces manques. A l’inverse, la gestion individuelle (gérée par l’artiste ou son booker) offre des gains immédiats mais ne permet pas d’accéder à la manne des droits de diffusion.
  • Les clubs sont de plus en plus nombreux (mais toujours une minorité, 3%) à vouloir être reconnus pour une activité de spectacle vivant. Jouant un rôle culturel (animation, programmation, …) dans les territoires, ils veulent être différenciés des discothèques traditionnelles (qui salarient un DJ animateur résident). Une telle reconnaissance aurait des conséquences fiscales (baisse de la TVA à 5,5%), sectoriels (cotisation au CNV) ou statutaire (entrepreneur du spectacle) ainsi que sur les rémunérations des artistes (cachets et non plus salaires) ; et donc permettrait de clarifier la situation actuelle.
  • Les festivals sont toujours soumis à des contraintes plus fortes que pour les autres genres musicaux (du fait des raves des années 1980-90) et entendent être logés à la même enseigne (facilité administrative, sécurité, …). Le maillage reste encore lâche et la défiance des pouvoirs publics vis-à-vis de l’électro, si elle s’est amenuisée, apparaît en contradiction avec les attentes du public. Enfin, du fait de la mainmise des géants du tabac et de l’alcool sur l’événementiel électro mondial, les festivals français peinent à rivaliser (en termes de financements et donc de taille) avec leurs concurrents internationaux (même s’ils sont déjà relativement importants).
  • Les structures culturelles liées aux musiques électroniques, qu’elles soient confidentielles (collectifs, lieux, …) ou « industrielles » (agences, …) reposent d’un côté sur la subvention (en baisse) et de l’autre sur des géants économiques peu au fait des besoins spécifiques de la culture, notamment sur le long terme. Le rapport préconise l’invention d’un nouveau modèle, entre deux (syndication conventionnée, incubateur, solution hybride public/privé mêlant subvention et endorsement, …) afin de permettre à de nouvelles générations d’émerger et à l’électro de se pérenniser.

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