« Le cinéma ne pense pas véritablement « durable » … mais ça peut changer », interview de Jean-Pierre Duret

greentertainment_jean_pierre_duret_interview_2Greentertainment est très heureux d’avoir pu rencontrer l’ingénieur du son, metteur en scène et documentariste césarisé Jean-Pierre Duret. Nous le remercions très chaleureusement pour son temps et la sincérité de ses réponses.

Qu’est-ce qu’un ingénieur du son ?

Etre ingénieur du son de cinéma c’est enregistrer tout ce qui est le son direct pendant le tournage d’un film, c’est-à-dire les voix des acteurs, tous les bruits qui peuvent survenir au cours d’une prise mais c’est aussi enregistrer de la musique, envoyer des playbacks ou encore faire des ambiances. Tout ce travail de plateau est évidemment préparé en amont, que ce soit à la lecture du scénario, avec le réalisateur, par des repérages, des échanges avec les costumiers ou la post-production. Dans un sens, je préfère le terme de « preneur de son », qui me paraît plus juste par rapport à notre travail.

C’est par ailleurs un métier qui change énormément d’un cinéaste à l’autre. Ce qui est intéressant c’est que l’on travaille de 8 à 12 semaines sur film, en changeant constamment d’équipes, de metteurs en scène, de scénario, … Pour ma part j’ai eu l’opportunité de travailler avec Andrzej Wajda, Maurice Pialat, les Frères Dardennes, Nicole Garcia ou encore Agnès Jaoui, et à chaque fois c’était différent. On a de la chance et c’est vraiment difficile de devenir amer ou cynique tellement c’est passionnant !

En tant que technicien, quel cinéma fais-tu ?

J’ai plutôt fait des choix que l’on associerait au cinéma d’auteur, au sens large, au sens noble du cinéma. C’est pour moi un médium qui doit raconter quelque chose des Hommes et du monde, qui ne doit pas être utilisé pour faire n’importe quoi. Et pour la prise de son, il est beaucoup plus intéressant de travailler avec des réalisateurs qui vont mettre toutes les « armes » du cinéma, que ce soit l’image, la direction d’acteur ou le son, au service de leur mise en scène.

Le son est selon moi l’âme de la mise en scène et on ne peut imaginer faire un bon son sur un film qui n’aurait pas d’intérêt. On pourra faire quelque chose de techniquement parfait, mais il n’y aura pas eu le travail d’accompagnement du réalisateur dans sa lutte pour faire le meilleur film possible. La manière dont j’interprète le son devra donner une forme d’élan, de direction en quelque sorte dans laquelle les autres pourront amener leur « patte », leur sensibilité, leur personnalité. A leur manière, mais dans le même sens, celui voulu par le metteur en scène.

Sur le jeu des acteurs par exemple, je m’intéresserai au rythme des voix, à leur qualité, à leur timbre afin de les associer du mieux possible. Au-delà, c’est bien sûr l’atmosphère, et notamment les ambiances, qui vont nourrir le film. Tout ce matériau-là est ensuite transmis au monteur son qui pourra donner plus d’ampleur et enrichir le film dans le sens recherché par le metteur en scène.  Mais je ne mets jamais en avant le côté technique de mon métier et jamais je ne couperai une scène parce que le son est gâché par le passage d’un avion par exemple. Il faut toujours être dans l’énergie de la scène, pas dans la technique, qui n’est qu’un moyen.

Il existerait donc un fossé « technique » entre le cinéma d’auteur & grand public ?

Il ne s’agit pas de les opposer systématiquement, puisque des films de divertissement peuvent être des grands films. Cela dépend en fait du point de départ du film : faire du cinéma ou uniquement de l’argent. Sur la partie métier, technique, les choses seront les mêmes. Mais ton travail ne va pas être porté par les mêmes ambitions.

D’un côté on est considéré comme un partenaire de travail par le metteur en scène, qui va considérer ton apport, ta personnalité, ton engagement comme quelque chose d’intéressant pour lui et pour le film. Et c’est très agréable d’être sur un plateau où tous les corps de métier travaillent ensemble, à faire le même film, dans une même direction.

En tant qu’ingénieur du son, que « preneur de son », je m’engage à travers mes prises de son. Si l’on fait 15 prises d’une même scène, ce n’est pas pour avoir 15 prises techniquement similaires. Il faut à chaque fois faire des choix, être à l’écoute de que propose les comédiens et d’essayer de rendre compte de la justesse ou non d’une scène. A l’inverse, lorsque le point de départ n’est pas le cinéma, tu pourras faire un très bon travail technique mais il n’aura pas d' »âme », qui reste pour moi l’essence de la mise en scène. Quand on sort d’un film en se disant qu’il était nul mais que le son et l’image étaient formidables, ça n’a aucun intérêt pour moi.

Avant de parler d’avenir, retraçons ce qui a été. Comment ton métier a-t-il évolué ?

Si l’on pense aux changements technique, ils n’ont pas réellement transformé la manière de travailler. Ils ont ouvert de nouvelles possibilités et simplifié certaines choses mais le cinéma est toujours un artisanat. Peu importe finalement la taille du film, on reste encore sur des petites entreprises.

On ne répare plus nos appareils nous-mêmes, les plateaux sont beaucoup moins rigides et l’ingénieur du son a perdu sa place dans la hiérarchie sur un tournage mais la manière de travailler, elle, n’a pas été transformée. On reste dans une relation personnelle avec les comédiens, les autres techniciens ou le metteur en scène, à l’affut de tous les détails : que ce soit la matière des costumes, les déplacements et le positionnement dans une conversation, les bruits de parquets ou d’autoroutes, …

Le son est une matière très fragile et le moindre bruit devient un parasite. Mais comme le son ne peut jamais être un problème sur un tournage, tu dois être prêt à toutes les éventualités ; y compris en trouvant tes propres solutions matérielles. Même si tu n’es jamais à l’abri, tu ne peux pas avoir de problèmes, prendre ton temps pour expérimenter ou bricoler. Autrement tu te fragilises, sachant que tu dépends de tout le monde. Mettons par exemple que les chaussures d’un technicien fassent du bruit ou qu’une lampe te fasse une ombre … Si les personnes ne t’apprécient pas, elles ne feront rien pour t’aider et tu ne seras pas prêt au moment de dire « moteur ».

Tu parlais des changements techniques, quels ont-ils été ?

Au cours de ces 35 années de carrière, je n’ai finalement connu que 3 évolutions technologiques majeures. Les transformations ont été assez lentes, en tout cas beaucoup plus que dans l’image. Quand j’ai commencé, on utilisait des enregistreurs à bande mono, où tout était enregistré sur une piste. Puis sont venus les enregistreurs avec deux pistes : une pour le perchman, une autre pour les micros d’appoints. Ensuite, au milieu des années 1990, on a vu arriver le numérique (toujours à bande) avec des enregistreurs « grands publics », assez mal adaptés à nos besoins. D’un seul coup la bande analogique était devenue obsolète et tous les maillons de la chaîne se sont vite convertis. Mais ces DAT n’étaient pas adaptés à nos besoins et on a eu la chance d’avoir un fabricant français qui nous a proposé un matériel spécifique, dans la lignée des Nagra analogiques. Avec ces Cantar on a eu du matériel fiable et pensé pour nous, beaucoup plus durable ; dont c’est la nouvelle génération que l’on utilise aujourd’hui.

Pour le reste, on a fait de gros progrès sur les matériaux, que ce soit pour les bonnettes qui sont maintenant résistantes au vent ou à la pluie ou pour les perches en carbone, plus légères. Idem pour les micros H/F pour lesquels on a fait de gros progrès. On les utilisait peu dans les années 1980 parce que les acteurs parlaient fort, mais ça s’est avéré nécessaire avec la nouvelle génération d’acteurs qui parlent plus doucement. Puis ça offrait de nouvelles possibilités en terme de mise en scène, comme avoir des comédiens éloignés qui se mettent à parler. A l’inverse, les micros n’ont que très peu changé et j’ai gardé la même base depuis 1987, que je renouvelle de temps en temps. Les micros numériques n’ont pas été très convaincant.

Une évolution pour le mieux ?

Je pense oui. Nos possibilités en termes de mise en scène se sont élargies. Sur le plan matériel, la qualité et la durabilité s’est améliorée lorsque c’était le fruit de petits fabricants qui se sont glissés dans la niche cinéma ; comme le Cantar. Malheureusement, au-delà de ces nouveaux artisans, le savoir-faire tend à disparaître, comme sur les micros par exemple, qui sont désormais produits exclusivement en Asie.

Dans l’absolu, je n’aime pas jeter donc je ne change mon matériel que si c’est nécessaire pour rester compétitif au niveau de mon métier. C’est pour cela que j’ai gardé mes micros, mais que je change mes H/F régulièrement, pour rester au fait des évolutions et proposés les meilleurs outils, sur la forme ou les matières, aux comédiens.

 …. En termes de coûts comme de « durable »  ?

Oui ! Deux exemples sont assez marquants.

Celui des piles tout d’abord, pour lesquelles on dépensait jusqu’à très récemment entre 600 et 800 euros par film. L’arrivée de piles rechargeables fiables a fait que l’on a pu les garder pour deux ou trois films, et réduire notre consommation, et donc nos déchets, par 10.

Le second exemple est les bandes 6.25mm. Elles ont progressivement disparu avec l’arrivée du numérique, mais le coup fatal a été les clés USB. Pour Van Gogh de Pialat par exemple, j’ai dû utiliser plus de 340 bandes 6.25mm, que j’ai ensuite repiquer sur des bandes 35mm afin d’en synchroniser les enregistrements. Aujourd’hui, j’ai quelques clés USB, un ou deux disques durs externes et je les réutilise à volonté. En termes de coûts et de déchets, ça n’a plus rien à voir. Et le constat est le même pour l’image. On est beaucoup moins cher et beaucoup plus propre qu’il y a quelques années.

Ce constat du « mieux », penses-tu que l’on puisse l’élargir à toute l’industrie ?

Non pas forcément. L’arrivée de Canal+ et de nouvelles sources de financements, y compris de l’Etat ont transformé le métier de producteur. Le cinéma est devenu un lieu d’enjeu financier très important et les producteurs ne sont plus forcément au fait de comment se fabrique un film. Auparavant, il s’agissait bien souvent pour les producteurs de faire « un coup », en fonctionnant à l’audace ou au coup de cœur ; et pour ça il fallait prendre un risque. Aujourd’hui, la notion de risque a quelque peu disparu (pas pour tout le monde bien entendu) et il est possible de produire un film sans engager sa responsabilité. Le tout en faisant fonctionner son entreprise, se payer très correctement et espérer de bons résultats.

Face à cette méconnaissance du plateau, l’idée que pour tel ou tel film il faille plutôt tel ou tel metteur en scène, associé à cette équipe ou à celle-ci s’est un peu diluée. Le cinéma fonctionne toujours sur une forme de cooptation et il est nécessaire de connaître des gens pour travailler. Mais dans les faits, les associations des bonnes personnes dans l’idée de faire tel film de telle manière se fait plus rare. Pour le son, on va par exemple partir du principe que l’on peut doubler en studio ou changer par la suite si c’est mauvais ; et donc prendre n’importe quel technicien, sans forcément tenir compte de sa personnalité, de ce qu’il pourra apporter ou de son expérience. La jeunesse n’est pas un souci, bien au contraire, et j’ai bien fait Van Gogh avec Pialat avec très peu d’expérience. Mais il m’avait choisi.

En parlant d’expérience, quel regard portes-tu sur les formations actuelles ?

J’ai commencé le cinéma en 1981, en y rentrant un peu par hasard, sans avoir fait aucune étude et sans connaissance ; ça ne serait plus possible aujourd’hui. J’ai eu beaucoup de chance et c’est un ingénieur du son avec lequel nous partagions les mêmes valeurs qui m’a tout appris. Concernant les écoles, que ce soit la Fémis ou Louis Lumière on a évolué vers des enseignements tournés sur l’expérience. La théorie a été abandonnée pour des cours plus pratiques, plus horizontaux, faisant participer tous les corps de métiers. On s’est rapproché de la pratique sur les tournages. Comme dans les autres « grandes écoles », on observe un esprit de corps, où les uns et les autres seront amenés à travailler ensemble. Ce qui est compréhensible et légitime.

Ce qui est plus problématique, c’est une forme de tentation à se croire tout de suite ingénieur du son, sans avoir eu aucune expérience de plateau. A 25 ans tu peux aujourd’hui être responsable du son et sans expérience, tu auras tendance à appliquer des recettes que tu n’auras jamais testées. Tu vas manquer de souplesse, d’expérience tout simplement et le tournage ne laisse aucun moment pour expérimenter. C’est en cela qu’une expérience de perchman, qui permet de vivre le plateau, apprendre des uns et des autres, sans avoir de trop lourdes responsabilités peut être bénéfique.

Quel est le rapport du cinéma français au durable, selon ton expérience ?

Honnêtement, le cinéma ne pense pas véritablement durabilité, y compris économiquement. Penser durabilité va surtout embêter le producteur, qui va devoir gérer tout ça. On prend rapidement alibi que c’est un tournage, que ça doit aller vite, que chacun a le droit à son confort, à sa bouteille, … Si ça devait venir, que ce soit sur les matériaux des décors, le catering, il faudrait que ce soit amené au début du projet par le producteur, en accord avec tout le monde et particulièrement la régie. Pour l’instant on gaspille beaucoup, aussi bien en régie que pour les décors, il n’y pas de poubelles de tri, Mais ça peut changer. En matière de régie j’ai vu un exemple intéressant récemment, où nos bouteilles d’eau avaient été remplacées par des timbales en inox, avec nos noms. Tout le monde était d’accord et a joué le jeu, et la régie s’est adapté.

Quant à nous, ingénieur du son, on a dû évoluer et on gaspille beaucoup moins qu’avant. Mais ce n’était pas dans une logique de durabilité. Plutôt de compétitivité.

Économiquement ça peut être compliqué. La force du cinéma réside dans le temps, et à l’inverse de la télévision, on ne peut faire un film de cinéma en 20 jours ; il faut 40 jours. Si le film requiert 7 semaines de tournage, il lui faudra 7 semaines. Parfois l’argent va manquer et tout le film doit être réorganisé en conséquence, pour qu’on puisse avoir ces 7 semaines. On va rogner sur les salaires, sur le matériel, sur les procédés de mise en scène mais il faut que tout soit cohérent et permette de faire le meilleur film possible. On revient à ce côté artisanal dont je parlais tout à l’heure et tout ça dépend beaucoup de la qualité et de l’honnêteté du producteur.

Enfin, il faut savoir que le producteur a besoin de beaucoup d’argent liquide sur les tournages ; que ce soit pour payer les techniciens, la logistique, les figurants, les décors, … Un argent qu’il n’a pas et qu’il doit emprunter aux banques, sur base des escomptes fournis par les chaînes ou l’Etat. Cet argent lui coûte cher. A l’inverse, une fois le film en post-production il n’y a plus d’avance d’argent et c’est à ce moment-là que la gabegie commence parfois. Proche du but, avec un début de montage, on se laisse parfois à aller à ouvrir les cordons de la bourse pour changer la musique, payer plusieurs semaines de montage, … Parfois tout cela manque un peu de cohérence. Mais encore une fois, chaque situation est différente et cela dépend grandement d’un film à l’autre.

Encore un grand merci à Jean-Pierre pour sa disponibilité. Propos recueillis par I.E.

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