Création & distribution numérique : sortir du flou sur les financements

Dans le sillage des sociétés d’auteurs européennes, le ministère de la Culture se penche à son tour sur le financement de la création par les géants du numérique. Derrière cette mission destinée à « objectiver le débat », il s’agit surtout de clarifier les mécanismes de contribution et les rôles joués par les acteurs du numérique en matière de financement et de diffusion de la création. Et confirmer, par la même occasion, que tous ne sont pas égaux lorsque il s’agit de financer une création qui les fait pourtant vivre.

Remise à plat et en lumière, un pas après l’autre, pour comprendre ce presque milliard d’euros (956 millions) de contribution de l’aval au financement de l’amont de la filière des industries culturelles en France en 2014.

Amont, Aval, toute la filière concernée à des degrés divers

Sans appel et presque sans surprise, « l’avènement du numérique a impacté tant l’amont que l’aval de la filière [des industries culturelles] ». Smartphones, liseuses ou encore services de vidéos à la demande s’imposent jour après jour dans le quotidien des uns et des autres comme autant d’exemples des transformations en cours. Des changements qui se traduisent également (et presque avant tout) au sein de la filière (ou des filières) des industries culturelles, ici, l’audiovisuel, la musique et le livre.

(1) Création => (2) Édition/Production => (3) Fabrication => (4) Distribution/Promotion => (5) Commercialisation

Traditionnellement, on considère qu’il faut en passer par ces 5 opérations pour arriver d’une idée originale à une œuvre commercialisable proposée au public. 5 étapes qui constituent la « filière de production » des industries culturelles. On retrouve d’un côté les phases amonts (une à trois) qui permettent de passer d’un prototype (un manuscrit) à un produit culturel reproductible (un livre). Quant aux phases avales, elles permettent de distribuer et de promouvoir ce produit auprès des revendeurs (4), afin de les commercialiser (5).

5 étapes désormais influencées voire même transformées par le numérique. Transformations qui favorisent de fait l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles manières de faire.

  • En amont, ce sont avant tout les étapes de fabrications qui ont été transformées par le numérique. On est en effet passé d’une logique de reproduction d’un bien matériel (un disque) à celle d’un bien immatériel (un fichier numérique). Réduisant par là-même drastiquement les coûts marginaux liés à la reproduction d’une œuvre (car il n’était plus nécessaire de presser un disque). Côté création et production, les coûts fixes sont demeurés bien souvent élevés. Et les nouveaux modèles (autoproduction, financements participatifs, …) restent pour l’instant marginaux.
  • En aval, les changements sont plus radicaux. D’un côté, la quasi-suppression de certaines contraintes physiques (logistique, stockage, …) a remis en cause les modèles préexistants de distribution. De l’autre, de nouveaux outils comme les réseaux sociaux ou les plateformes en ligne permettent d’accéder bien plus facilement aux œuvres.

Plutôt positives à beaucoup d’égards, ces évolutions mettent cependant en péril les modèles d’affaires actuels et particulièrement la rémunération des auteurs et certains canaux de financements de la création. Autrement dit, le numérique facilite l’accès aux contenus culturels mais risque (en l’état actuel des choses) de tarir la création. Raison pour laquelle les acteurs de l’amont, notamment cinématographique se mobilisent pour prendre leur place sur ce marché numérique.

Disruption : ces acteurs du numériques qui échappent au cadre

On l’aura compris, le numérique offre de nouvelles possibilités tant matérielles (dématérialisation) qu’en termes de débouchés (en ligne) pour la distribution des œuvres. Mais ces « disruptions », ainsi que les acteurs qui les portent n’arrivent pas dans un « vide » et percutent un cadre légal et des acteurs préétablis ; quitte à les remettre en cause.

  • Un cadre juridique qui bénéficie aux acteurs du numérique

Et dès lors que l’on parle de numérique et de diffusion de contenus, c’est la notion de « communications électroniques » qui s’imposent ; notion juridique qui repose sur une double distinctions. Une première distinction entre les communications privées (correspondance) et les communication à un public (on parle ici de message de toute nature à un public). Une seconde distinction, au sein de ce sous-ensemble des communications « publiques », avec d’un côté les communications en ligne et de l’autre les communications audiovisuelles. Ces dernières (les communications audiovisuelles), sont ainsi soumises à des autorisations et à des obligations diverses, notamment en matière de financements et de diffusion de la création. Pour l’instant, la « nationalité » du siège social d’acteurs comme Netflix les protège de ces obligations.

Et c’est plutôt dans la première catégorie (les communications en ligne) que des points noirs subsistent, que ce soit sur la place des hébergeurs (comme Youtube) ou des moteurs de recherche (Google). Acteurs majeurs dans la chaîne de diffusion de nombreux contenus numériques, ils sont pour l’instant dédouanés de toute responsabilité liée à la création. La raison : ils n’ont, a priori, ni connaissance, ni contrôle des contenus qu’ils diffusent. Ainsi, malgré les protections offertes par le code de la propriété intellectuelle (Cpi), les ayants droits ne dépendent bien souvent que d’eux-mêmes et de leur pouvoir de négociation (différent entre une major ou un artiste isolé) pour contraindre ces opérateurs à les rémunérer pour l’exploitation de leurs œuvres.

La conséquence est relativement simple. Dans un cadre juridique favorisant une participation financière de l’aval aux phases de création (en amont) ces nouveaux acteurs issus du numérique, dont les statuts sont en inadéquations avec leurs fonctions économiques réelles, apparaissent comme des passagers clandestins. Profitant d’une création (qu’ils peuvent contribuer à financer volontairement par ailleurs selon leurs besoins) qu’ils ne sont pas contraints de financer.

  • Des acteurs multiples, bien souvent imbriqués

Une des grandes qualités de ce rapport est son travail de recensement. Particulièrement notable est la description des 16 catégories d’acteurs qui participent de près ou de loin à la distribution numérique de contenus culturelles (FAI, hébergeur, éditeur de services de télévision, …). A la suite de ce travail, les auteurs ont pu proposer une typologie des acteurs :

  • les opérateurs d’équipements, fournissent aux consommateurs du matériel et des services d’accès permettant d’accéder à des contenus dématérialisés. Parmi ceux-ci, on retrouve les fournisseurs de réseaux (infrastructure), les fournisseurs d’accès internet (abonnement internet), les fournisseurs de matériels hardware (smartphone) ou software (cloud).
  • les opérateurs de mise à disposition de contenus en ligne, regroupent des plateformes et des services mettant à disposition du contenu numérisé. Parmi ceux-ci, on retrouve les « hébergeurs » de contenus culturels (vidéos, musicaux, …) ou les services d’édition de contenus, qu’il s’agisse de télévision, de radio, de vidéo à la demande, …
  • les opérateurs de circulation en ligne, permettent de trouver, partager ou encore recommander des contenus culturels. Parmi ceux-ci, on retrouve les moteurs de recherche, les réseaux sociaux ainsi que les agrégateurs de contenus (permettant un accès plus aisé/rapide aux contenus).

Didactique, cette typologie n’en est pas moins schématique et il existe une très grande porosité entre toutes ces catégories. Dans les faits, un même opérateur exerce bien souvent plusieurs fonctions économiques et l’exemple d’Orange est en ce sens parlant. L’opérateur français cumule ainsi les activités de fournisseur de réseau, de fournisseur d’accès à internet (ainsi que d’importateur de supports numériques avec les box) mais également de distributeur de services de communication audiovisuelle ainsi que de télévision, voire de producteur.

En mettant en parallèle acteurs et cadre juridique, on comprend que le cadre qui prévalait pour la télévision et la radio ne correspond plus totalement aux nouvelles réalités du numérique. La multiplication des services en ligne extraterritoriaux, le rôle (non assumé) de diffuseur joué par les hébergeurs ou les moteurs de recherche remettent aujourd’hui en question les mécanismes de financements et de diffusion qui avaient cours jusqu’ici. Autrement dit, en jouant sur le flou, ces nouveaux acteurs se dédouanent des obligations qui reposent sur les acteurs plus traditionnels comme les chaînes de télévision. En plus d’une concurrence déloyale, ce sont certains modes de rémunération et de financement de la création qui sont remis en cause.

Le numérique : créateur et destructeur des revenus de l’amont

Le financement de la création par les acteurs intervenants en aval de la filière repose sur deux piliers : un préfinancement des œuvres, voulu ou obligatoire et une rémunération a posteriori, liée aux résultats. Dans les faits, sur les 956 millions d’euros de contributions, on trouve d’un côté les financements contraints (40%) et de l’autre les financements contractuels (60%).

  • Financements contraints : les nouveaux acteurs difficilement atteignables

Cette participation « obligatoire » de l’aval au financement de l’amont passe par 3 mécanismes, dont les deux derniers sont spécifiques à l’industrie cinématographique et audiovisuelle. Préexistant au numérique, ils évoluent en même temps que les usages et consolident ainsi leurs assiettes de prélèvements.

  • la rémunération pour copie privée, a été créée en 1985 afin de compenser la perte subie par les auteurs alors qu’un nombre croissant de particuliers possédaient des copies privées des œuvres et les outils permettant de les copier facilement, grâce au développement de la cassette ou du magnétoscope. Destinée aux ayants droits, cette taxe sert également à financer la nouvelle création vivante. Acquittée par le consommateur, elle fut peu à peu adaptée aux évolutions techniques (cassette, cd, dvd, disque dur, …) et étendue aux smartphones (2008) ainsi qu’aux tablettes (2011) qui représentent désormais plus de la moitié des 233,1 millions d’euros recoltés (respectivement 35% et 18%). La plus grosse partie des recettes provient de la copie privée sonore (115 millions d’euros), alors que le livre (13,9 millions d’euros) et les arts visuels (13,6 millions d’euros), n’en représentent que 6% – les 39% restant provenant de l’audiovisuel. Cette taxe, malgré ses ratés (absence des ordinateurs ou des services cloud par exemple), fait « participer de manière significative les nouveaux usages numériques au financement de la création ».
  • les obligations de contribution à la production, créées en 1986, répondent à l’arrivée de nouveaux diffuseurs privés : les télévisions d’abord, puis, depuis 2010, les services de vidéos à la demande par abonnement ou « à l’acte » (SMAD). Bien que de plus en plus sollicités, les acteurs numériques de l’aval ne contribuaient en 2014 que modestement à financer la création (20 millions) comparés aux chaînes de télévision en clair (113 millions d’euros) et payantes (178 millions d’euros)
  • le compte de soutien à l’industrie cinématographique et audiovisuelle, créé en 1948, avait pour objectif de répartir les recettes issus de l’exploitation. Portant sur une assiette de prélèvement beaucoup plus large aujourd’hui (exploitants, FAI, …) il pèse aujourd’hui pour 650 millions d’euros, dont 135 millions (20%) provient d’acteurs numériques (2014). Géré par le Centre national du cinéma et de l’image animé (Cnc), il est alimenté par trois taxes :

la taxe spéciale additionnelle (TSA) qui est financé par un pourcentage (10,72%) prélevé sur chaque ticket vendu par les exploitants depuis 1948.
la taxe sur les services de télévision (TST), créée en 1986 et complétée en 2007 par la taxe sur la distribution de services de télévision (TST-D) en vue de l’élargir aux fournisseurs d’accès à internet proposant un service de télévision.
la taxe sur les ventes et locations de vidéogrammes, créée en 1993, a depuis été élargie aux services de vidéos à la demande.

C’est ainsi que les nouveaux diffuseurs, la télévision dans les années 1980 puis les fournisseurs d’accès à internet dans les années 2000 ont été mis à contribution pour financer la création, c’est-à-dire les contenus qu’ils exploitent. Mais si le numérique est apparu comme un véritable relais de croissance pour ces taxes, elles restent pour l’instant fortement « dépendant[e]s de quelques acteurs multi-contributeurs » comme Canal+ ou Orange.

  • Financements contractuels : « la loi du plus fort »

L’autre versant des financements est la contractualisation entre les créateurs/producteurs et les distributeurs/diffuseur. Soit la « part privée », « non-contrainte » du financement de l’amont par l’aval des industries culturelles. Pour les ayants droits, la contractualisation permet d’inscrire noir sur blanc les conditions de diffusion et de rémunération de l’exploitation de leurs œuvres. Et l’exploitation et la distribution numérique, c’est-à-dire en ligne des œuvres, loin de faire exception, prend de plus en plus d’importance.

« Massivement » utilisées par les utilisateurs pour accéder à des contenus en ligne, les plateformes d’hébergement en ligne gratuite (Youtube) ne participent pourtant que de manière limitée aux financement de l’amont ; même si la France paraît mieux lotie. En effet, le rapport estime qu’elles reversent 20% de leurs revenus publicitaires, contre 10% à l’échelle mondiale. A l’inverse, les fournisseurs de contenus en ligne (comme Deezer ou Netflix) supportent 97% des revenus rétribués aux ayants par ces plateformes en ligne.

Des acteurs numériques qu’il ne faudrait donc pas loger à la même enseigne. Car que ce soit dans la musique, la vidéo ou le livre les ventes numériques sont devenues un relais de croissance pour ces différents secteurs, fortement touchés par la chute des ventes physiques. Relais certes « significatif » mais « encore insuffisant pour compenser » les baisses de revenus entre 2009 et 2014.

  • dans la musique, on note que le numérique atteint désormais 30% des revenus du secteur, mais que le chiffre d’affaire a baissé de 22% sur la période. Les maisons de disques sont cependant en position de force pour négocier face aux plateformes (comme Deezer), qui doivent « impérativement disposer [de leur] catalogue ». Ainsi, on estime que 80% des revenus générés sont reversés à l’amont de la filière.
  • dans la vidéo, le numérique atteint 25% du chiffre d’affaire total, qui a lui-même régressé de 30% sur les cinq dernières années. Note d’espoir, le chiffre d’affaire de la vidéo dématérialisée à quant à lui progressé de 160% sur la même période et apparaît désormais comme une source de revenus significatifs. Cependant, les promesses offertes par la télévision de rattrapage (comme Arte+7) peinent à à se concrétiser malgré des audiences en hausse (75% des internautes). Les faibles retombées publicitaires ne permettent pas (encore) de rémunérer l’amont de manière significative.
  • dans le livre, le chiffre d’affaire n’a baissé « que » de 7% et le livre numérique (qui ne représente que 6% de ce total) laisse entrevoir de belles promesses avec des revenus en hausse de 570%. Des ventes qui bénéficient davantage aux éditeurs qu’aux plateformes (70/30). Enfin, on notera également que les offres gratuites avec publicité ou les abonnements sont des modèles encore peu développés.

Cependant, comme on peut le voir dans ces quelques chiffres, la contribution de l’aval « au financement de l’amont semble […] guidée par la capacité de négociation des différentes parties prenantes ». Autrement dit, une forme de « loi du plus fort » qui risque d’être à l’avantage de ces nouveaux géants issus du rapprochement entre les opérateurs télécoms/numériques et les producteurs/diffuseurs de contenus ; à l’image du rachat récent du groupe Time/Warner par AT&T.

Numérique & financement de la création : quelles suites ?

Le numérique modifie les schémas traditionnels des industries culturels et favorise non seulement l’apparition de nouveaux entrants comme Netflix ou Amazon mais également la concentration de différentes fonctions économiques (réseaux, diffusion, production) au sein de géants, bien souvent portés par un opérateur télécoms. Ces acteurs percutent un cadre préexistant qui peine encore à les appréhender tout entier. Leur statut ne rendant compte que d’une partie de leur rôle économique, pourtant bien connu empiriquement.

Car derrière la question de ce statut, c’est celle de leur contribution à la création qui est posée. Qu’ils soient contraints par la loi ou contractualisés, ces financements servent à créer un cercle (plus ou moins vertueux) entre les phases amonts et avales des industries culturelles. Autrement dit, faire participer les acteurs qui exploitent les œuvres à leur production, dont les coûts n’ont pas réellement baissés.  

Et justement, l’asymétrie des situations entre les opérateurs économiques crée une distorsion de concurrence :

  • les opérateurs de circulation (comme Youtube, Facebook ou Google) ne sont soumis à aucune obligation financière, et donc ne contribue presque pas au financement de la création ; au-delà d’une partie des gains liés à la publicité.
  • les opérateurs d’équipement (FAI, constructeurs, …) sont soumis à différentes taxes comme la rémunération pour copie privée (Apple, Samsung, Orange, …), et la taxe sur la distribution des services de télévision (TST-D) (Orange, Free, …). Dans les faits, ils supportent la plus grosse part des recettes fiscales (359 millions d’euros) qui pourraient être amenées à s’élargir aux ordinateurs ou aux services cloud pour la copie privée.
  • les opérateurs de mise à disposition (France Télévision, Netflix ou CanalPlay) participent à des degrés différents en fonction de leurs modèles économiques. Les chaînes de télévision sont par exemple soumises à la taxe sur les services de télévision. Quant aux chaînes de vidéos à la demande, leurs contributions varient en fonction de leur nationalité : CanalPlay (basé en France) est soumis à la taxe sur les vidéogrammes (2% du prix de l’abonnement) ainsi qu’à des obligations de contribution à la production (15% de ses ressources annuelles) ; à l’inverse de Netflix, basé aux Pays-Bas ou encore de Youtube considéré comme un hébergeur.

On l’aura compris, les différents acteurs de l’aval de filière contribuent de manière totalement inégale au financement de la création, et ce même lorsqu’ils remplissent le même rôle économique. Que l’on s’intéresse aux financements contraints ou contractuels, on note que quelques acteurs comme Orange ou Canal+ (par leur position privilégiée certes) continuent d’en supporter la majeur partie.

Mais si le statut des hébergeurs doit être mieux défini (et c’est tout le travail actuel de la Commission européenne), les auteurs du rapport précise que « l’activité des éditeurs n’est pas véritablement rentable sur le court terme, en l’état actuel des marchés ». Et que donc, en l’état actuel des choses : toute évolution législative doit s’assurer de maintenir leur développement ainsi que la pérennité des modèles économiques – notamment liés à la publicité. Autrement dit, le financement de l’amont par l’aval reste assujetti et dépendant de la valeur créée par le numérique et donc, de « l’essor préalable de la taille des marchés de contenus culturels en ligne ».

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